Au cours des années 1970 et 1980, les enlèvements d'enfants se font de plus en plus nombreux et les médias diffusent en masse les enquêtes, provoquant la peur chez les parents. Etan Patz, un enfant disparu en 1971 à l'âge de 6 ans, devient le premier visage à être diffusé à grande échelle. Il n'y a alors pas à cette époque de système national inter-états pour alerter de la disparition d'un enfant. C'est en septembre 1984 que la compagnie Anderson Erickson Dairy, à Des Moines en Iowa, prend l'initiative d'imprimer sur ses briques de lait les visages de Johnny Gosch et Eugene Martin, autres enfants disparus alors qu'ils distribuaient le journal local, le Des Moines Register. Un programme similaire est lancé à Chicago dans l'Illinois et en Californie avec le soutien de la police et du gouvernement. La même année, un programme officiel est créé par le Conseil National de Sécurité des Enfants (National Child Safety Council), le "Missing Children Milk Carton Program". En mars 1985, 700 producteurs de lait sont déjà impliqués, et 1.5 milliard de briques sont distribuées dans tout le pays, visant à encourager les consommateurs à mémoriser le visage des enfants. En avril de la même année, Le Conseil National de Sécurité des Enfants annonce finalement que les appels provenant d'individus ayant reconnu un enfant disparu ont augmenté de 30%.


Cette campagne s'inspire d'un mouvement des années 1970, formé par des groupes de parents activistes dont les enfants avaient été kidnappés par le parent n'ayant pas obtenu la garde légale. La police était le plus souvent réticente à engager une enquête, considérant ces cas comme des "désaccords domestiques" plutôt que des enlèvements. Le groupe a donné à cette forme d'enlèvement le nom de "child snatching", et distribuait aux écoles des brochures contenant des photos des enfants, car ceux-ci étaient souvent réinscrits sous un faux nom. Cette action évolua sous la forme d'affichettes et d'annonces dans les journaux "Have you seen me?", créées en 1985 et distribuées à plus de cent mille foyers américains chaque semaine.


Pendant cette période d'alerte, les annonces de disparition ne sont pas seulement distribuées sur les briques de lait ou dans les boîtes aux lettres mais également sur des sacs de course, des boîtes de pizzas ou des cartes à jouer. Les Américains vivent alors pendant quelques années autour des images de ces enfants ; « leurs visages seront à la table de petit déjeuner, les gens n'auront pas d'autre choix que d'y penser » dit Joe Mayo, commandant de police, à Associated Press en 1985. Les fabricants de lait renoncent donc aux publicités précédemment imprimées sur les briques, libérant un espace permettant d'afficher de chaque côté les images et les informations d'au total 8 enfants par brique. Tous les mois, le Conseil National de Sécurité des Enfants envoient de nouvelles photos et informations. « Selon nous, un des bénéfices d'utilisation des briques de lait est leur courte durée de vie permettant une rotation des photos et un changement au fur et à mesure que les enfants sont retrouvés », déclare le chef du Département de la Justice.


Malheureusement, le nombre d'enfants retrouvés grâce à la campagne des briques de lait fut très restreint. Elle encouragea certes Doria Paige Yarbrough à rejoindre son foyer à Lancaster en Californie, duquel elle s'était enfuie. Elle permit également à Bonnie Lohman, une petite fille de 7 ans, de reconnaître son visage sur une brique de lait alors qu'elle faisait ses courses avec sa mère et son beau-père qui l'avaient enlevée. Elle demanda d'acheter la brique, sans comprendre pourquoi son visage y figurait, et ce fut finalement la voisine qui, apercevant lors d'une visite la brique sur la table de la cuisine, alerta les autorités. L'histoire de Bonnie Lohman donne un aperçu du peu d'efficacité de la campagne, puisque aucun.e consommateur.ice ni caissier.e ne reconnut le visage de la petite fille, pourtant placardé sur un rayon entier. Cet événement est en effet un exemple d'un phénomène appelé mémoire prospective, et de son effet sur les visages. C'est un processus cognitif, qui permet de se souvenir d'une information afin de l'employer dans le futur. Plus simplement, "se rappeler qu'il faut se souvenir". C'est par les différents moyens de diffusion des images, telles que les briques de lait, que les autorités cherchent petit à petit à "entraîner" la population à la mémoire prospective.


Les études menées précédemment sur la mémoire prospective montrent des résultats très faibles lorsqu'elles s'appuient sur la photo d'une personne que le participant doit reconnaître plus tard. Par exemple, il a été demandé à un panel d'étudiants d'observer la photo d'un homme accompagné de l'inscription "Wanted". Celui-ci est venu quelques jours plus tard dans la salle de classe, sous prétexte d'un document à donner au professeur. Il se tourne vers les élèves et les salue, leur faisant face, mais seul 0 à 7% des élèves sont parvenus à se souvenir de cet homme et l'identifier. Une autre expérience, également menée dans un lycée, consiste dans le visionnage de la vidéo d'un braquage de banque dans laquelle on observe deux braqueurs. Deux jours plus tard, ces deux braqueurs apparaissent aux étudiants à l'extérieur de leur salle de classe, vendant des biscuits. Certains élèves ont reçu au préalable des coupons "1 acheté 1 gratuit" et ont donc un temps d'interaction plus long avec les deux hommes. A la fin de la journée, seul 7% des élèves ont reconnu les braqueurs, même en ayant reçu des coupons. Enfin, on observe une faible différence de performance entre une personne qui regarde très rapidement une photo et une personne qui la regarde en détail. On peut expliquer cet échec général en observant le résultat d'autres expériences : dans la première, on demande à un groupe de personnes d'observer le nombre de passes d'une équipe de basket habillée en blanc, jouant contre l'équipe habillée en noir. Pendant que la partie se déroule, une mascotte de gorille apparaît, s'arrête en plein milieu, se frappe la poitrine et repart. Seuls 8% des participants ont remarqué le gorille. Dans la deuxième, un billet de 1$ est attaché à la branche basse d'un arbre qui oblige les gens à se baisser, et seuls 19,8% des gens remarquent le billet lors de leur passage sous la branche. C'est ce qu'on appelle la "cécité d'inattention". On peut observer que les participants ne remarquent pas davantage un objet qui pourrait leur profiter, comme un billet de banque, qu'un objet auquel ils seraient indifférents. On observe aussi une similitude entre les expériences et le cas des briques de lait : l'information à retenir pourrait alors avoir été court-circuitée par l'apparition d'un produit de consommation, le lait ou le biscuit.


La manière dont l'information est distribuée a évolué drastiquement depuis l'époque de la campagne : il y a un écart vertigineux entre la vitesse à laquelle elles circulent aujourd'hui, de manière presque instantanée et sans limite d'espace, et leur circulation avant l'arrivée d'Internet. Le temps accordé aux informations dans les médias à cette époque était alors limité. Entre le bulletin télévisé le soir et les magazines hebdomadaires, les informations pour lesquelles l'espace manquait s'imposaient sur chaque surface disponible, même une brique de lait. Il n'y avait pas "d'information en temps réel" et la connaissance des enfants disparus évoluaient en même temps que le flux de la marchandise laitière, dans un délai parfois de quelques mois entre la disparition d'un enfant et son affichage sur une brique. Ce processus lent et faillible suggère une chose : la diffusion de l'information et l'avancée des enquêtes n'étaient probablement pas la principale motivation de la campagne. Adam Garfinkle, historien et politologue, suggère une motivation financière : « pendant de nombreuses années les entreprises ont eu une réduction d'impôt de catégorie "service public" en mettant des photos d'enfants disparus sur leurs boîtes de lait » ; ainsi qu'une image de marque consciencieuse ?


Eric Freedman, auteur et enseignant en journalisme, relève dans un journal américain une page de publicité pour le programme "Canon4Kids" : une collaboration entre la marque d'appareils photo Canon et le Centre National pour les Enfants Disparus et Exploités (NCMEC). La collaboration consiste en un don d'équipement photographique aux autorités américaines afin d'aider dans la recherche des enfants disparus. En retour s'opère une campagne de prévention à destination des parents, qui sont alertés sur la nécessité de prendre en photo leurs enfants selon des consignes précises (de face et de profil, sur un fond blanc, avec le flash...). Ces différentes consignes données par plusieurs organisations comme Child Shield ("bouclier des enfants") ou DIGIKIDS contribuent à créer une archive dormante virtuelle d'images à utiliser en cas de danger. Les "empreintes vidéos", font également leur apparition, permettant de maximiser les "chances de réussite" en cas de disparition : le son de la voix, le mouvement permettrait une plus grande reconnaissance. « Demandez à votre enfant de chanter une chanson, faites-le jouer pour qu'il n'ait pas peur de la caméra mais soit naturel » font partie des consignes données. La peur de la caméra, phénomène toujours actuel avec l'augmentation des dispositifs de vidéo-surveillance, est présente chez les enfants mais permet aux parents d'atténuer la peur du danger. Avec ces images stockées, il est suggéré aux parents qu'ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour aider les autorités, et ont été aidés dans cette démarche par diverses organisations privées fournissant des kits d'identification, des appareils photographiques ou un stockage de leurs données, se démarquant petit à petit technologiquement du simple carton de lait "Missing". Il se crée alors une forme de communauté, rassemblée autour d'un contenu n'ayant pas d'utilité a priori du danger menaçant les victimes potentielles. Tous ces dispositifs, du plus rudimentaire au plus sophistiqué, ont contribué à la naissance du "stranger danger", le danger de l'inconnu. Profitant lucrativement de l'installation d'un climat de peur, diverses entreprises proposent un effort de prévention à un danger existant à l'état virtuel, se déployant partout. On ne parle plus d'un quartier en particulier, mais d'une échelle nationale, le danger étant partout et nulle part à la fois. La notion de communauté change d'espace. Eric Freedman écrit : « des images de New York, du Michigan, du Colorado, de l'Illinois et du Texas refont surface dans mon habitation de Floride; ce sont des images décontextualisées, qui, à un niveau fondamental, représentent des enfants et des familles que je ne connais pas. »


Michel Foucault explique dans Surveiller et Punir (1975) que la détermination de l'ampleur d'une épidémie, ici le nombre croissant des disparitions, est faite par les autorités politiques ayant accès aux données statistiques. Celles-ci alertent et appellent au déploiement de ressources et de tactiques visant à réguler et à surveiller. Les données statistiques, notamment afin d'accentuer leurs effets, comme avec un produit publicitaire, peuvent être omises, déformées ou exagérées. Par exemple, dans le cas des briques de lait, on observe que si elles n'affichaient que des photos d'enfants que l'on pensait avoir été enlevés par un inconnu, en réalité, les fugues et les enlèvements par un parent n'ayant pas la garde légale représentent la majorité des disparitions d'enfant. Certaines briques, spécialement distribuées dans les écoles, affichaient même le message « Ne partez jamais avec un inconnu» ou encore «Signalez à vos parents ou à un adulte de confiance si un inconnu tente de vous attirer avec des cadeaux comme de l'argent, des jouets ou des animaux.» Finalement, aucun des enfants ayant été retrouvés grâce aux briques de lait n'avait été enlevé par un inconnu. La campagne alertait donc contre une mauvaise cible et, selon le pédiatre Benjamin Spock, terrifiait les enfants en bas âge à la table du petit déjeuner, car les images sur les briques impliquaient qu'eux aussi pouvaient se faire enlever. En effet, les photos étaient le plus souvent des portraits pris à l'école, au moment de la photo de classe, sur lesquels les élèves apparaissent souriants, et chaque enfant pouvait se reconnaître dans le caractère ordinaire de ces images. La mère de Johnny Gosch, un des enfants disparus à Des Moines, explique que la campagne, même si elle permit d'alerter la population et d'éveiller les consciences, n'a pas vraiment apporté de l'aide aux familles concernées. «Pensez au nombre de fois où on était amené à voir une brique de lait, surtout dans les années 1980. Elles étaient généralement sur la table, où ce sont surtout les enfants qui s'assoient. Il fallait qu'on puisse les montrer aux adultes. Nous faisions peur aux enfants. Même si c'était un programme prometteur, ça n'a pas duré longtemps» dit Lowery, un ancien détective et commandant de brigade de St. Louis dans le Missouri. L'intervention de Lowery me rappelle un moment dont j'ai fait l'expérience, tout comme, je suppose, un certain nombre de personnes de ma génération : celle d'enfants presque "hypnotisés" à l'heure du petit déjeuner par la boîte de céréales devant leurs yeux. Une étude a montré que les boîtes de céréales destinées à un jeune public sont placées sur les étagères les plus basses, mais également que les yeux des mascottes des marques pour enfants sont dirigés vers le bas, afin de regarder les enfants dans les yeux. Les yeux des rares mascottes présentes sur les boîtes de céréales pour adultes sont en moyenne à hauteur de 43 degrés, c'est-à-dire tout droit. Une autre étude montre que le contact oculaire avec la mascotte renforce le sentiment de confiance et de connexion. La photo sur la brique de lait, bien qu'on ne peut la comparer avec une image cartoon d'un animal, a le même effet hypnotisant pour les enfants. Le Conseil National de Sécurité des Enfants possède lui-même une mascotte, un petit chien bleu qui regarde en bas.


En 1987, après avoir distribué 3 à 5 milliards de briques, la moitié des fabricants se retirent, craignant d'effrayer les enfants inutilement au vu de l'inefficacité de la campagne. Quelques fabricants continuèrent d'en imprimer jusque dans les années 1990. Finalement, les briques de lait ont été remplacées par des bidons en plastique et les visages ont disparu. Malgré sa courte durée de vie, la campagne des briques de lait a trouvé sa place en tant que produit culturel, apparaissant à la télévision même avant sa disparition des rayons de supermarché. C'est un exemple d'un mécanisme d'insertion de la politique dans le quotidien, par le biais d'un objet de consommation. Le contraste entre la gravité de la situation et la trivialité d'une brique de lait est saisissant et c'est probablement la raison de son apparition dans la culture populaire. Cet objet fait partie de la mémoire collective des Américains, même nés après la période de production. On peut apercevoir la brique de lait dans le film de vampire pour adolescents The Lost Boys en 1987, le film Big en 1988, la comédie Chérie, j'ai rétréci les gosses en 1993 ou un épisode des Simpsons la même année.


L'existence presque anecdotique des briques de lait mais surtout l'attention médiatique accentuée sur certains enfants donnent "un visage" à la crise. Générant l'empathie des consommateurs, les disparitions de certains de ces enfants comme Etan Patz ou Adam Walsh permettent d'installer l'idée de la permanence du climat de risque. François Ewald écrit que l'existence du risque dépend de la manière dont celui-ci est accepté par la population potentiellement menacée. Les différents cas de disparition, pourtant différents dans leurs caractéristiques, sont alors imagés par les médias sous les traits d'enfants dont les visages angéliques devenaient presque les icônes des victimes d'un danger global, abstrait. De cette manière Adam Walsh, disparu en 1981, fait aussi son entrée dans une forme de culture médiatique dès 1983, dans un "docu-drama" retraçant sa mort tragique. Le comédien Eddie Griffin se remémore les figures sur les briques comme étant presque toujours des enfants blancs. Ceux-ci, formant 65% de la population des USA en 1997, représentent 32% des enlèvements d'enfants, alors que les enfants noirs, formant seulement 15% de la population constituent 42% des kidnapping et 23% pour les enfants de communautés latino-américaines représentant 16% de la population. Natalie Wilson, cofondatrice de la Black and Missing Foundation, dit au magazine Essence : «sur le terrain, j'ai vu une majorité d'enfants disparus directement classifiés comme des fugues et pour lesquelles on ne crée pas d'alertes.»


Le "visage" de la crise est ainsi une figure formée par les injonctions et injustices raciales, mettant en avant les familles de la société américaine blanche en priorité. L'empathie et l'intérêt du public pour les enfants disparus permettent non seulement de créer un capital mais également une nouvelle sorte d'image : en 1989, Scott Barrows et Lewis Sadler, deux illustrateurs médicaux, développent un système informatique permettant de faire vieillir virtuellement une photo d'enfant. En scannant et en rendant la photo digitale grâce à des "points de cartographies faciales", il est possible de générer une nouvelle photographie estimant à quoi ressemblerait l'enfant parfois des décennies après sa disparition. Si ce système dans sa première configuration prenait en compte la différence de structures osseuses entre les sexes, il prenait pour seule référence un enfant blanc d'Iowa, falsifiant de ce fait les résultats pour tous ceux n'appartenant pas à cette catégorie. Ce système, toujours en circulation de manière plus développée, crée une nouvelle strate de virtuel, une catégorie de photo qui ne représente pas la réalité, mais qui doit nous permettre de l'appréhender avec vigilance et exactitude.